Premier prix : « La Menace » de Patrick Uguen
La menace
Tout commença par une fièvre à la descente d’un avion : un passager pris de convulsions lors de son débarquement. Deux, trois voyageurs lui vinrent en aide. Il était brûlant de fièvre, transpirait abondamment. De terribles quintes de toux l’empêchaient de respirer. Une hôtesse de l’air et un steward écartèrent les voyageurs et le prirent en charge, puis un médecin et un infirmier du Samu prirent le relai. A l’hôpital, ils traversèrent le hall saturé des urgences. Ils stationnèrent quelques temps parmi les brancards. Après les examens, on l’installa dans une chambre stérile. Il survécut. La fille du steward mourut une semaine plus tard.
Il le savait qu’elle viendrait, cette pandémie. A force de laisser entrer n’importe qui ! Maintenant le danger est à nos portes, dans nos rues. On aurait dû tout fermer tout de suite au lieu de tergiverser. La liberté, sans la santé, ça sert à rien. Y’a un gars qui fanfaronnait dans le quartier de la Part-Dieu, qui refusait de se plier. Il sortait quand ça lui chantait. Toute sa famille est morte, en fin c’est c’qu’on dit. Heureusement, maintenant, avec les milices, c’est terminé. Il faut montrer patte blanche pour sortir, sinon au poste, ou dans les zones de confinement sur les collines de Carpiagne avec les non-résidents, les déjà malades ou les positifs. Sont pas malheureux : on leur apporte tout sur un plateau, c’est bien organisé. Et puis, si on veut pas finir là-bas, suffit de pas sortir sans sa vignette d’autorisation et aux bonnes heures et on vit pas plus mal à suivre les instructions : rester chez soi, éviter les contacts, prévenir la milice si on voit des choses. Ça fait un an, maintenant.
Au début, il a juste appliqué les règles : ne pas sortir, n’ouvrir les fenêtres qu’à la nuit, lorsque personne ne respire dans les rues pour éviter que le virus ne s’insinue, parce qu’il se glisse partout – ils l’ont placardé dans les rues -, – des grandes affiches qui recouvrent les panneaux de la mairie et les abribus.
Mais, certains ont cru qu’on en avait profité pour changer de système, que c’était devenu un état policier et ils tentaient de sortir. Alors, c’est forcé, les arrestations se sont multipliées ! C’est normal, ils étaient dangereux. C’est une question de respect des autres et de solidarité ; c’est ça la liberté, c’est quand on est tranquille et qu’on laisse tranquille.
Un matin, ils sont venus chercher les voisins du dessus qui n’avaient pas déclaré leur enfant malade, ils ont pris toute la famille, c’était plus sûr ! La mère a résisté dans l’escalier, elle s’est faite mal, mais c’est pas étonnant vu comme elle s’agitait… Il l’entendait crier. Quand il est sorti pour regarder ou pour prêter main forte, il a vu la femme accrochée à la rambarde en protégeant un gamin de cinq ou six ans. Elle était en furie et se débattait. « Laissez-nous ! » elle hurlait. Deux miliciens traînaient dans le couloir un homme assommé. Un autre a pris le bras du gamin et l’a arraché à sa mère, incroyable comme elle gueulait ! Lui, il freinait, jambes tendues, tentait de mordre la main du garde. « Va chez le monsieur. » la femme a crié. « Téléphonez à la police… », elle lui a dit, à lui. Un coup de crosse l’a fait taire. Le gamin morveux, s’est vrillé, une véritable anguille, il est parvenu à se libérer, s’est faufilé jusqu’à chez lui. Heureusement, il a eu le réflexe de le repousser et de refermer la porte juste après.
Il aurait pu rentrer ! Alors, depuis il s’est barricadé. Des grosses planches clouées au chambranle de la porte d’entrée, pareil pour les volets et les fenêtres. Le tout bien scellé. Il a troué une meurtrière dans un des volets pour voir dans la rue et surveiller et prévenir s’il voyait des réfractaires.
Le confinement dure et, comme il ne sort plus, même pas pour aller faire ses courses, ses réserves s’amenuisent. Il compte sa nourriture. D’autant plus qu’on parle de pénurie.
Les milices organisent des battues pour dénicher les profiteurs ou les récalcitrants ou les factieux. Zone par zone, maison par maison, on quadrille les quartiers et on les déniche. Lui, il en a repéré dans le coin, alors, il a appelé. Deux heures après, ils sont arrivés. Il a tout regardé par la meurtrière. « Restez chez vous ! » disait la milice aux gens du quartier. « Ça, c‘est sûr ! », il pensait ; « N’ouvrez à personne ! », « Risque pas ! », il rit. Ceux qu’ils ont trouvé ; ils les ont fait se ranger dans la rue. Un des arrêtés a dû voir son œil dans la petite fente. Il s’est échappé, s’est jeté sur le volet. Les doigts s’agrippaient, secouaient le panneau. Il a pris ce qu’il a trouvé, un cendrier, il croit, et il a frappé. Son cœur battait à tout rompre tant il avait peur. Il a frappé les phalanges jusqu’à ce qu’elles craquent et qu’elles lâchent. Ensuite… il ne se souvient plus très bien parce qu’après que la tête lui a tourné, et il a eu besoin de s’asseoir.
Lorsqu’il est revenu à lui, tout était calme. Il a pris du savon mélangé à de la javel et il a nettoyé son volet et le cendrier. La nuit, des camions ont désinfecté la rue et les appartements vidés.
Ces réserves ont baissé, il se rationne un peu plus. Les jours qui suivent, il y a encore des descentes et des fouilles. De temps en temps, furtivement, il regarde par le trou. Des portes en face sont marquées. Elle fait du bon boulot, la milice. Les rondes et le couvre-feu se poursuivent. Dans la rue, il n’y a plus personne : quelques voitures qui roulent lentement. Plus de bruit, plus de scooters, de pétarades… c’est calme et ça fait du bien. Il n’a plus rien à manger, ou presque.
Les jours passent. Il a faim. A la radio, soudain, à la télé aussi, c’est très confus. Certains disent que le gouvernement aurait été renversé, que la contagion était depuis longtemps maîtrisé mais qu’il en avait profité. Mais c’est des conneries, encore ! D’autres disent qu’il maîtrise la situation.
Il n’a plus de réserves.
Une nuit, des cris de liesse le réveillent. La milice a disparu et les gens sont dehors. C’est peut-être une ruse des autres. Alors, il attend encore un peu pour être sûr.
Comme il a faim !
Les rues se remplissent à nouveau. Il regarde : les gens ont l’air bien. Alors, malgré ses craintes, il se décide et va chercher ses outils. Mais les planches qui bloquent fenêtres et portes lui résistent. Les clous sont énormes et son pied de biche écorche à peine le bois. Il n’a plus de force dans les bras ; il flageole sous l’effort. Les clous restent figés dans les chambranles. L’angoisse lui vrille le ventre. Il s‘affole et crie mais même sa voix est faible. Il frappe aux murs, aux volets ; personne n’entend et le téléphone n’est pas réparé. L’effort et la peur le troublent. Il est pris de vertige. Il doit s’asseoir. Ses oreilles bourdonnent. Il a mal à la tête. Il lui faudrait manger ou boire. Peut-être du sucre. Mais il n’en a plus depuis longtemps. Il va attendre un peu que ça passe et il essaiera un peu plus tard. Dans le fauteuil, il se prostre et s’emmitoufle parce qu’il a froid, s’endort.
Bien qu’ils ne l’aient pas vu partir ou déménager, les voisins ne se sont pas préoccupés de son absence : les évènements de ces derniers mois avaient été si chaotiques et précipités qu’ils ont supposé qu’il était parti.
Les gens se souvenaient de sa peur, de son angoisse même face à la contagion. Il parlait souvent de sa famille en Bretagne. Il avait dû se réfugier là-bas, ça expliquait les volets clos. C’est l’odeur dans la cage d’escalier qui les a alertés.
Deuxième prix : « Enfin seul » de Bernard Marsigny
Enfin seul
Le téléphone sonne. Il est 7 heures du matin. C’est Martine. Je demande d’une voix mal assurée ce qu’il y a.
-J’ai pris la voiture pour rentrer, commence-t-telle. Mais je suis tombée sur un contrôle de flics. Ils n’ont pas voulu me laisser passer en raison du confinement et ils m’ont fait faire demi-tour. Je suis donc en quarantaine chez ma mère pour je ne sais combien de temps et je ne sais pas quand je pourrai être à nouveau à la maison. Tu te rends compte ?
Bien qu’encore endormi, je me rends parfaitement compte de la situation. Je vais passer, par la force des choses, de la vie de couple à la vie de célibataire. Il y a quelques années j’avais fait l’inverse en me mettant en ménage avec Martine. Et, réflexion faite, je ne suis pas contre ce petit retour vers le passé.
-Oh, ma pauvre chérie, fais-je. Ce n’est vraiment pas de chance. Nous allons être séparés chacun de notre côté, c’est vraiment pas de bol, c’est triste, surtout qu’on ne sait pas combien de temps tout ça va durer !
-Ben oui ! Je m’en veux vraiment d’être venue voir maman. Si j’avais su je serais restée avec toi, avoue-t-elle au bord des larmes.
-Tu as raison ma chérie. Mais il faut voir aussi le bon côté des choses. Comme ça tu pourras t’occuper d’elle. Elle va être contente d’avoir sa fifille rien que pour elle, elle ne te voit pas si souvent.
Martine m’a donné raison, a dit que j’étais un amour, ce dont je n’ai jamais douté et nous nous sommes promis de nous appeler souvent.
J’ai raccroché.
-Alors là, bravo Marcel ! me suis-je dit. Chapeau bas ! Tu as fait fort. Quelle tristesse dans la voix, quelle émotion ! Quel comédien ! Tu es vraiment le roi des faux-culs. Tu n’as même pas eu le courage de lui dire que cette petite séparation allait te faire des vacances. Tu devrais avoir honte de ton hypocrisie !
C’est vrai, quand je me parle à moi-même je suis tout à fait intraitable et je n’hésite jamais, si besoin est, à me faire quelques reproches bien sentis. Je ne me laisse rien passer. C’est dur, mais je m’y fais !
Je regarde la pendule. Il est maintenant 7h30. En temps normal Martine est déjà debout et m’invite à l’imiter.
-Tu fais le lit, mon chéri, me dit-elle, mais tu le fais bien, tu fais un beau lit bien au carré, comme à la Légion, précise-t-elle.
J’ai beau lui répéter que ça fait belle lurette que je ne suis plus légionnaire, elle persiste. Alors je m’exécute. Avec ses draps bien tirés et ses couvertures sans aucun pli, notre couche conjugale se transforme en un espace neutre, sans vie, inutile et ridicule, vide de sens, figé dans la stupidité, incapable d’évoquer les folles nuits d’amour qu’elle connaît depuis le retour du printemps. Un lit au carré est à mon sens un outrage à la vie nocturne, une insulte aux bonnes moeurs. Mais ça, Martine ne veut pas en démordre.
Ce matin, il va y avoir un petit changement au programme. Je vais accorder à mes draps froissés le plaisir de garder ma chaleur et à mon matelas le droit de conserver l’empreinte de mon corps. Il est temps de reprendre de vieilles habitudes.
Ayant dit cela je replonge dans le sommeil.
A 9h30 j’émerge. C’est l’heure du petit déjeuner que nous ne prenons jamais au lit. Martine n’aime pas déjeuner au lit.
-Ça met des miettes partout et après c’est moi qui suis obligée de tout aspirer, fait-elle remarquer.
Ce matin il y aura peut -être des miettes partout, mais çe sera leur problème pas le mien. Si ça me gratte, je me gratterai, un point c’est tout. Il faut s’adapter et rester pragmatique.
10h. A cette heure, en temps normal, je suis déjà toiletté et rasé. Martine aime me voir rasé de près. Je vais donc accorder à mon vieux rasoir un repos bien mérité. Je lui dois bien ça et je vais laisser pousser sur mes joues tout ce qui a envie d’y pousser. Après tout c’est le moment ou jamais de savoir si une belle barbe blanche ne pourrait pas rehausser encore mon charme d’homme mûr et athlétique. Dans quelques semaines je verrai si je ressemble à Victor Hugo vieillissant ou à Georges Moustaki. Je demanderai alors son avis à notre voisine qui est jeune jolie, célibataire et toujours de très bon conseil.
Pour ce qui est de mon habillement Martine me veut également, dès le saut du lit, correctement vêtu.
-Tu comprends, si quelqu’un vient te voir, c’est mieux qu’on ne te trouve pas en pyjama, affirme-t-elle avec un beau sourire.
Comme c’est le confinement et que personne ne risque de se pointer, j’ai pris la décision de rester toute la journée dans mon beau pyjama bleu et blanc à rayures, que je porte été comme hiver, ou à défaut, dans le vieux survêtement crasseux à trois bandes signé Adidas qu’elle déteste.
Midi.
D’ordinaire ce n’est pas moi qui cuisine. Martine le fait très bien et veille à ce que nous mangions régulièrement beaucoup de légumes.
-Les légumes c’est bon pour garder la ligne et éviter le cholestérol, dit-elle pour se justifier.
Sous son autorité je fais donc régulièrement le plein de courgettes, de carottes, d’endives, d épinards, de poivrons, d’haricots verts et de salades en tous genres. C’est pourquoi je vais mettre au plus vite un frein à cette débauche outrancière de verdure. Ce sera un régime toutefois fortement équilibré, fait chaque jour de pâtes, de nouilles, de macaronis, de spaghettis, de coquillettes et de raviolis. C’est facile à faire et j’adore. Pour les fruits je me contenterai de bananes. Ça se conserve bien et c’est facile à éplucher. En ce qui concerne la boisson, je vais là encore faire une légère entorse au programme. Avec Martine, en semaine, nous ne buvons que de l’eau, le vin étant réservé aux dimanches et aux jours de fête. Mais grâce à ce confinement je sens que ça va être tous les jours la fête et que je vais à loisir pouvoir taper sans retenue dans ma réserve de Brouilly, de Riesling, de Juliénas et de Graves. Ce serait dommage de les laisser dormir plus longtemps. Etant seul désormais, j’ai toute liberté pour organiser mon travail de la journée comme je le souhaite. Je ne suis plus tenu d’accompagner Madame en ville chaque fois qu’elle va faire des achats. Je vais gagner un temps fou et je sens que mon bouquin va en être boosté. Je vais rattraper mon retard. C’est mon éditeur qui va être content. Mais il ne faut tout de même pas précipiter les choses. Il fait beau, il fait bon, je me suis installé une chaise longue sur la terrasse au soleil. Les doigts de pieds en éventail je regarde sereinement la vie qui m’attend. Je me suis payé, pour mieux réfléchir à la gravité de la situation, une petite eau de prune tout à fait apte à stimuler mon imagination d’écrivain. En un mot je suis entré de plein pied et avec délice en période de célibat et de quarantaine. La vie est belle !!!
——–
Aujourd’hui 36ème jour de confinement. J’allume la radio pour savoir comme d’habitude où on en est et j’entends une speakerine imbécile annoncer de sa petite voix toute joyeuse :
-Compte tenu de l’amélioration de la situation sanitaire le gouvernement a décidé de mettre fin dès aujourd’hui au confinement…
J’en reste bouche bée et ne trouve qu’un mot à dire :
Oh non !!! Pas déjà… !!!!
———-
Troisième prix : « En quarantaine » d’Yves Thomazo
En quarantaine.
Il n’y a plus de sens à la rengaine
Du berceau au tombeau ne sont que barreaux
Nous sommes tous en quarantaine
Trêve de calembredaines
Sous le pont Mirabeau coulent peines et sanglots
Il n’y a plus de sens à la rengaine
Jésus et ses croquemitaines
Présidents et croquants, reines et vassaux
Nous sommes tous en quarantaine
Enchaînés dessous leurs mitaines
Mondains ou misanthropes, Voltaire ou Rousseau
Il n’y a plus de sens à la rengaine
Pieds sur terre ou gâs de misaine
seul dans la foule ou marin de la Figaro
Nous sommes tous en quarantaine
Ni Lune ni étoiles lointaines
N’écriront jamais le plus libre des mots
Il n’y a plus de sens à la rengaine
En vérité chacun est de futaine
A chaque jour suffit son point de tricot
Nous sommes tous en quarantaine
Distanciation et files indiennes
masques et gel sur les touches du piano
ll n’y a plus de sens à la rengaine
Nous sommes tous en quarantaine
—-